En automne, lorsque les forêts de larzes se parent d’or et de vermeil, il faut absolument monter dans la vallée des Huns (Val d’Anniviers) pour aller méditer au pied du Glacier de Moming, tout au fond de Zinal, dans ce fond de vallée baigné de silence où ni le nain Zachéo, ni le doigt de la vengeance divine n’ont jamais réussi à mettre le pied.
Ce magnifique glacier du Val d’Anniviers, étincelant comme du cristal de roche, dévale en cascadant depuis l’arête, au pied du Schilthorn, du Zinalrothorn et de la pointe sombre du Besso. Au-dessus, on aperçoit les Pointes nord et sud de Moming avec, à droite, le Blanc de Moming et l’Arête du Blanc de Moming, cette immense arête de glace et de neige tendue comme une voile blanche entre le Blanc de Moming et le Zinalrothorn.
Moming ! Voilà un nom chantant qui fleure bon le Vieux-Pays et que seuls peuvent comprendre ceux qui parlent le francoprovençal, notre vieille langue plurimillénaire.
Mo-Ming, ça sonne thibétain ou mongol, vous ne trouvez pas ? Avec un relent de thé au beurre de bouze de yak arrosé de koumi, le fameux lait de jument fermenté dans les steppes asiatiques par nos aïeux nomades, à l’époque où les ancêtres des Anniviards déferlaient du Pacifique à l’Atlantique à travers les steppes sans fin de l’Asie centrale, montés sur leurs petits chevaux mongols avec Attila à leur tête, semant derrière eux la mort, le feu et l’effroi dans un nuage de poussière tourbillonnant? Il ne manque plus que le steak dur comme une enclume qu’ils attendrissaient sous la selle de leurs chevaux sauvages! Eh bien, en fait, pas du tout! Vous avez tout faux! Moming vient du latin mons « mont, montagne » qui a donné Mo- en Anniviard, et du latin medianus « du milieu, médian » qui a donné -ming. Moming, c’est donc « la montagne du milieu, le mont médian », à savoir l’ensemble de la montagne située entre le glacier de Zinal et le torrent de l’Arpitettaz, qui s’avance comme un coin entre les deux vallons. Il suffit de parler francoprovençal pour lire le paysage car nos lointains ancêtres donnaient toujours des noms descriptifs, très parlants pour ceux qui savent les décrypter… Là-haut, au pied du Glacier de Moming, tout baigne dans le silence et une sérénité feutrée, brisée parfois par le craquement sec d’un sérac qui s’éboule ou par les sourds grondements qui montent par intermittence du ventre du glacier, monstre endormi qui guette sa proie ! Car le glacier est vivant ! Le dragon de glace bouge, rampe, avance ou recule, mord sur un coin de pâturage ou au contraire se retire vers l’amont pour mieux se dissimuler, glissant comme un grand linceul blanc sur le versant… Il a toujours été là… du moins jusqu’à aujourd’hui. Sera-t-il encore là dans un siècle ?
Dans la vallée, on raconte qu’il y a très longtemps, à l’époque des âges sombres où le Valais était mis à feu et à sang par les Huns et mes ancêtres Sarrasins, l’évêque de Sion décida de christianiser la petite horde de Huns qui avait trouvé refuge dans le Val d’Anniviers pour échapper aux Maures Sarrasins, bien plus nombreux et qui contrôlaient le reste du Valais. Il envoya donc en mission dans ce fond de vallée sauvage et reculé, où nul jamais ne s’aventurait, un petit homme contrefait et noueux appelé Zachéo. A l’époque, la route des Pontis n’existait pas encore entre Niouc et Vissoie, si bien que le Val d’Anniviers était totalement isolé du reste du monde et coupé de la vallée du Rhône. C’est d’ailleurs pour cela que les Huns s’y étaient réfugiés car les cavaliers Sarrasins ne pourraient s’y engager. Pour pénétrer dans la haute vallée, il n’y avait, en effet, qu’une seule possibilité : emprunter l’ancien chemin muletier qui, depuis le creux de Crouja, sous Vercorin et Briey, descend à travers les sombres forêts dans les gorges de la Navisenze pour atteindre le Vieux Fang et, de là, remonter par la rive droite jusqu’à Vissoie. C’est par ce sentier de chèvres abrupt que le nain Zachéo gagna la vallée des Huns et qu’il entra en contact avec les nomades des steppes semi-sédentarisés (ils ne le sont toujours pas puisqu’ils n’arrêtent pas de monter à leur alpage et de descendre à leurs vignes à Sierre, en faisant des haltes intermédiaires dans leurs multiples mayens étagés à tous les niveaux !). Mais Zachéo ne parlait pas la langue hunnique, si bien qu’il fut très mal accueilli par les reliquats de population de la grande horde d’Attila… Car les Huns étaient païens et pratiquaient une religion animiste et chamanique où Tengri, le Ciel éternel, tenait une grande place. Ce fut le malheur du nain Zachéo qui, dit-on dans la vallée, fut précipité vivant par les Huns dans une profonde crevasse bleutée du Glacier de Moming ou du Glacier de Zinal. Il y est toujours! Prisonnier des glaces, figé à jamais dans cet immense linceul blanc qui étincelle sous le chaud soleil du Valais…